LE COMPROMIS
indekeuken editions 2017 134p.

Au moins pendant un moment.
Clara Lalix
Au tout début, il y avait eu les grandes ambitions. Jusque trop tard, vagues. Peut-être un truc dans la politique. Et puis fatalement, finir par changer le monde. Maintenant, l’humilité des petits objectifs. Cette semaine, ne plus manger de carottes transgéniques. Ne plus boire d’alcool pendant un mois. Ou au moins pendant un moment. Arrêter la cocaïne. Ou se calmer sur la cocaïne. De 18 à 28 ans, des grandes ambitions aux petites défaites. Et toujours préparer sa sortie. Se fixer des objectifs aux échecs desquels on pourra survivre. Amoindri mais vivant.
Hier, au restaurant avec Mariette, elle m’explique qu’elle mérite mieux. Ou au moins autre chose. Qu’elle mérite d’être avec quelqu’un qui l’aime. Ou au moins quelqu’un qui a envie d’être avec elle. Je pense Ma pauvre Mariette tu ne mérites rien. J’ai envie de lui rendre plus intelligible ce que sa psy essaie de lui fourrer dans le crâne. Ce n’est pas que tu le mérites Mariette, c’est que pour devenir une personne psychologiquement viable, une personne saine, même une personne normale si tu veux et si tant est que ça existe, il faudrait que tu aies envie d’être avec quelqu’un qui t’aime. Ou au moins qui a envie d’être avec toi. C’est incroyablement con de dire « Je mérite de », qui ne mérite pas de ? Si tu dois travailler sur ton amour propre, fais le au moins correctement.
Bien sûr, je ne dis pas ça. Ce serait cruel. Je me concentre sur les deux mecs ivres à la table d’à côté. L’un deux gueule : « Tu veux mon rêve ? Je te le donne mon rêve ! Il est pourri mon rêve ! » Mariette me fixe, elle attend. Elle attend que je me comporte comme un type dont les objectifs de vie ne se résument pas à essayer de ne plus manger de carottes transgéniques.
Je pourrais lui dire « Mariette, je t’aime de la seule façon dont je suis capable d’aimer et de la seule façon dont tu as envie d’être aimée pour l’instant. D’une façon malade. Je suis souvent tenté de te faire du mal mais tu es la seule personne qui me donne envie de quoi que ce soit. Mariette, c’est pour toi que j’abandonne les carottes transgéniques. » Au lieu de ça, tu as raison Mariette. Est-ce qu’on peut quand même rester pour le dessert ?
Alors que Mariette me regarde manger ma tarte au citron, paralysée par la violence que je lui inspire et à laquelle, par intelligence, elle aimerait ne pas céder, le type à la table d’à côté vitupère : « Tu vois, je traîne ma merde, tu traînes ta merde, mais ça, c’est un bon moment ! »
Bon et aujourd’hui, je ne me sens pas trop en paix avec moi-même. J’avais envie d’écrire à Mariette mais je me suis senti le courage de la laisser tranquille. Au moins pendant un moment. Le chat est rentré de sa balade quotidienne tout affolé. J’en ai déduit qu’il s’était pris le museau avec le chat des voisins. Il avait le cœur qui battait à cent à l’heure et il a interrompu ma lecture du journal en venant faire ses griffes sur mon torse. J’ai tenté de l’apaiser en lui grattant la tête. Il s’est un peu calmé, il avait l’air vraiment triste. Je me suis mis à chialer. Je ne pleurais pas de tristesse, je pleurais sur la capacité qu’avait mon chat à avoir l’air triste lorsqu’il l’était. Il a quitté mon torse pour aller se poser dans son coin préféré de l’appartement : sur le rebord de la fenêtre à côté d’un vieux robot. Tout à coup, je me suis senti pétrifié par sa capacité à avoir des préférences. Le chat était bien plus que moi-même. Je n’étais pas vide, tout m’avait déserté.
Je me suis rouler un joint. Je l’ai fumé en m’amusant à imiter le bruit que faisaient mes neurones en explosant dans mon cerveau. J’ai reçu un mail de mon ex Sonia. Elle aimait bien les symboles et m’envoyait un mail le 20 de chaque mois. Il s’avérait que ce nombre était mon préféré, celui de nos deux anniversaires et accessoirement celui où nous avions décidé de mettre un terme à nos deux ans de relation.
J’interprète la régularité de ces messages comme une façon de compenser la banalité de notre séparation.
Je suis stone et penser à Sonia me met toujours dans une situation d’inconfort, une sensation d’indifférence et de malaise. Je décide d’aller prendre l’air. Il fait gris et froid, je ne suis pas vraiment couvert mais je ne sens rien.
Je marche sans but, un café, un bar, plutôt un bar. Vers la fin de ma relation avec Sonia, j’avais commencé une thérapie que j’ai immédiatement arrêtée lorsqu’on s’est quitté. Je me décide pour l’Athénée. A bien y réfléchir, je pense que c’est elle qui m’a quitté.
À la table à côté de moi, une femme et un homme. Une bonne trentaine. Ils ont des petites valises à leurs pieds. Ils rentrent de week-end mais je n’arrive pas à déterminer s’ils sont ensemble.
- J’ai écrit mon premier compromis toute seule au travail cette semaine. Sur un mécanisme de subrogation. J’avais complétement oublié, ça remonte à ma deuxième année de droit. C’était un peu grisant. Tu as l’air préoccupé, ça va ?
- Oui, je viens juste de me souvenir d’une boite à pique-nique que mon grand-père m’avait donnée. Et je me dis que ça fait un moment que je ne l’ai pas vue, j’espère que je ne l’ai pas perdue.
La femme rigole. J’essaie discrètement de la dévisager. Son rire est tendre mais son regard a quelque chose qui me met mal à l’aise. Il est paternaliste.
- J’ai passé un bon week-end, pas toi ?
- Oui... Oui, c’était un peu bizarre mais c’était sympa, oui. C’est un peu plus compliqué d’arriver à voir le visage de l’homme mais sa voix indique clairement qu’il n’a pas passé un bon week-end.
- C’est le week-end prochain que tu pars, c’est ça ?
- Oui.
- Ok. J’irai passer le week-end avec lui alors. Ou au moins le samedi. C’est pas facile du tout depuis qu’il est sorti de l’hôpital. Il a besoin de moi.
L’homme hoche la tête.
- Je serai toujours là pour lui, mais tu passes en premier maintenant bien sûr.
Je vais me chercher une bière au bar et quand je reviens, l’homme essaie de changer de conversation. Il parle d’un film, la femme l’interrompt.
- Tu t’en souviens si bien ?
- Oui, celui là je l’ai revu il y a deux semaines environ.
- Il faudra que tu me fasses une liste de ces films, je les regarderai. C’était la bonne chose à faire, il fallait qu’il comprenne que c’est fini, qu’on ne se remettrait pas ensemble. Ca avait l’air de ne pas être dur pour lui de nous voir ensemble, si ?
- Oui, non, ça allait.
- Tu as raison. C’était peut-être bizarre par moments mais j’ai passé un week-end très agréable.
- Oui, de l’extérieur la situation peut paraître très étrange. Enfin, c’est ce qu’avaient l’air de dire mes amis quand je leur en parlais cette semaine.
- Je suis contente. Je vais devoir y aller, tu vas régler ?
Quand l’homme revient du bar, elle a préparé un billet de dix euros qu’elle lui met dans la main malgré ses protestations. Ils sortent. Sur le trottoir, elle l’embrasse sur le coin des lèvres. J’entends à travers la porte qui se ferme qu’elle lui dit « A bientôt » et ils partent chacun dans une direction opposée.
Je n’ai pas souvent envie de me mêler de la vie des gens. Je n’ai pas souvent envie de me mêler de la mienne. Pourtant j’ai eu envie de courir après l’homme, de lui dire « Ecoute, on ne se connaît pas et tu vas sûrement me prendre pour un petit branleur mais il faut que tu te sauves ». Je me suis souvenu d’une parole de mon père : «Tu sais toujours à qui tu as affaire, au moins pendant un moment, puis tu choisis de continuer à savoir ou non ».
Une fois chez moi je regarde sur internet ce que veut dire subrogation: « La subrogation peut être définie comme étant un mécanisme par lequel une personne en remplace une autre, de sorte que juridiquement parlant, la personne subrogée doit être considérée comme la personne qu’elle remplace ».
Tout en me demandant si l’homme du bar est conscient du rôle qu’il joue dans ce compromis, j’aperçois de ma fenêtre Mariette qui traverse la place en bas de chez moi. Elle est avec un de ses amis, ils rigolent. Elle ne lève pas la tête vers mon appartement.