Je bois des cafés,
je me fais avorter


Texte: Clara Lalix
Design: Maxim Brillant




Cette nouvelle, divisée en 26 épisodes, a été initialement pensée pour Instagram. J’ai créé un compte simplement nommé @jeboisdescafesjemefaisavorter. La dernière partie y a été postée en premier afin que l’histoire prenne place sur le feed dans l’ordre. Le lecteur clique sur la première “image”, lit l’intégralité de l’épisode en légende et n’a plus qu’à scroller pour découvrir la suite. Uploadé en une fois le 26 février 2017, le compte n’a plus bougé depuis. Les followers ont fluctué: après un pic à 14 000 lorsque les articles de presse ont été publiés dans la foulée de sa parution, il n’en reste plus aujourd’hui que 7000. Comme il n’a jamais été mis à jour, les followers se désabonnent progressivement tandis que de nouveaux arrivent au compte goutte. Le compte reste là, inchangé, à la disposition de chacun.

L’objectif de ce projet reposait autant sur le fond que sur la forme. En plus de partager l’histoire de mon avortement, je tenais également à contourner le fonctionnement habituel d’instagram afin d’y proposer un contenu pérenne sans tomber dans l’écueil de la quotidienneté que l’essence même de la plateforme rend obligatoire. Une boucle infinie qui rend à la longue n’importe quel propos “à thèse” répétitif et lassant. 






1. Je me réveille à 5h du matin et j’ai instantanément envie d’une pizza. Je passe les heures qui me séparent de l’ouverture des magasins à affiner mon choix. Ce sera une Regina. Classique : jambon, champignons. Indémodable. En arrivant à 9h à l’espace de co-working où je travaille, je la mets directement dans le four. L’endroit est calme, seulement Greg et Goffer sont déjà là. Je leur en coupe à chacun une petite part qu’ils mangent en ironisant sur cette envie matinale :
- T’es enceinte ?
Je rigole avec eux : me lever avec une envie de pizza n’est qu’un lieu commun de ma vie de teufeuse.

Ce n’est que bien après, lorsque je déciderai de donner à cette pizza le poids de l’élément modificateur cliché, que cette banale Regina deviendra le début de l’histoire de mon avortement.





2. J’aurais pu choisir mes seins énormes et gonflés dans ma robe rayée le samedi 21 mai. Et cette phrase de ma copine Iris que je croise par hasard aux Abbesses :
- Putain, tes seins sont énormes !
Et moi, en plein déni, qui lui réponds que c’est parce que j’ai mes règles alors que j’ai noté « R » sur mon iCal le 9 mai.

J’aurais pu choisir le mercredi soir passé à pleurer devant Arte+7 en écoutant les témoignages de mères de djihadistes français partis en Syrie. « Comment est-ce qu’on peut mettre un enfant au monde, essayer d’une manière ou d’une autre, sans que jamais ce ne soit la bonne, mais tout de même essayer, de lui inculquer des valeurs » (je pleurniche) « et un jour il est perdu, il a 17 ans, peut-être qu’il est taré, peut-être qu’il vient simplement de se faire plaquer, en tout cas il a peur, peur » (je me mouche) « et là un connard lui monte la tête sur Facebook et bim il part en Syrie et se fait tuer pendant sa ronde à un point frontière, et ça n’aura rien changé, rien ! » (Baisser de rideaux).

J’aurais pu choisir la scène pathétique où je pleure devant mon fil d’actu Facebook en regardant un extrait d’American Idol. Une petite fille monte sur scène et commence à chanter une chanson qu’elle a elle-même écrite. Gros plans sur sa mère dans les coulisses. Elle a l’air si fier, je chiale.

J’aurais pu choisir le lundi 16 mai. Avec Maxim, mon coloc, on mange des loempias surgelés de chez Aldi pour clôturer comme il se doit un week-end consacré à la destruction complète de notre intégrité physique. La réaction intestinale ne se fait pas attendre et on n’arrête pas de péter tout en regardant le pire film qu’Almodovar ait jamais réalisé. On rigole bien mais tout à coup l’odeur d’un pet particulier me fait pleurer à chaudes larmes.




3. Je passe les deux jours suivants à traîner sur Doctissimo en me sentant comme quelqu’un qui envisage pour la première fois qu’elle possède un utérus. Il n’y a que des filles qui sont hyper angoissées à l’idée de NE PAS être enceintes. Elles espèrent toutes que cette fois ce sera la bonne. Elles guettent l’arrivée des remontées acides, elles palpent leurs seins, ont arrêté de boire au cas où « bébé aurait déjà pointé le bout de son nez ». Moi je vais me bourrer la gueule avec un copain et je rentre ivre en Vélib. YOLO.




4. J’ai une remontée acide au réveil. Je n’en ai jamais eue mais je sais exactement ce que c’est grâce à mes nouvelles copines. Je retourne sur Doctissimo lire ma sélection personnelle des messages les plus anxiogènes.

Sur le chemin du travail, je vais voir ma pharmacienne. On papote test de grossesse : avantages, inconvénients, rapport qualité prix. Evidemment, même le choix d’un test de grossesse doit reposer sur des critères rationnels. J’opte pour le moins cher parce qu’elle m’assure que le résultat est tout aussi fiable. Pas besoin d’avoir une estimation de durée de grossesse puisque le résultat sera négatif. Le résultat sera négatif. Elle m’explique qu’il est préférable de le faire avec les premières urines. L’hormone HCG y est facilement détectable. Impossible : maintenant que j’ai officiellement admis qu’il se passe chez moi quelque chose d’inhabituel, il n’y a qu’une ou deux règles de bienséance qui m’empêchent de faire pipi au milieu de la pharmacie. Afin d’éviter un faux négatif, je lui promets que j’attendrai 4h avant de le faire.




5. En attendant, je tourne en rond au travail. Heureusement, mon patron n’est pas là. Je l’aime bien mais je n’aurais pas été capable de l’entendre dire au téléphone aujourd’hui : « J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : avec ma compagne, on attend un enfant ».

J’appelle Maxim pour lui dire que je flippe. La nouvelle provoque chez lui une véritable poussée d’hormones : il est instantanément prêt à être papa. Il veut qu’on le garde, à deux.

Messages :
- J’ai vraiment envie d’avoir ce bébé.
- Je suis vraiment honnête.
- J'ai envie de le garder.
- Sans faire de blague.
- Te ferme pas à ce truc.
- Ca pourrait être cool.

Je me ferme complétement au truc. Je n’envisage même pas de considérer sérieusement cette éventualité. Je lui envoie pour rire : « Tu as un souci avec la cocaïne, ce n’est pas le moment d’avoir ce bébé ». Il est en train de montrer un fichier sur son ordinateur à son patron, le message s’affiche en haut à droite de l’écran. Maxim est écarlate, son patron lance :
- Alors, tu vas être papa ?




6. Au bout de 3 heures 30, je cède. J’ai à peine pissé sur le test que deux lignes s’affichent. La pharmacienne se faisait du souci pour rien : mon taux de gonadotrophine chorionique humaine est en grande forme. Et tant pis pour les deux minutes de suspense que la boîte promettait. Je relativise : en deux minutes, beaucoup de choses peuvent changer. Je suis consciente qu’il n’y a aucune raison pour qu’elles disparaissent : je ne me suis pas procurée la version « cliffhanger » du test de grossesse. Les lignes persistent et signent : je suis enceinte. Je relis la notice. Au cas où, on ne sait jamais. C’est forcément un mec qui l’a écrite. « Remettre le capuchon. Poser le test sur une surface stable et sèche. Attendre deux minutes ».
Je deviens hystérique. Où est-ce que j’ai bien pu mettre le capuchon ? Ca change le résultat ?

J’ai besoin d’air. Je sors dans la rue appeler ma sœur.
- Gaëlle ?
- Oui ?
- Tu vas être tata.




7. Il y a peu j’ai repris contact avec une de mes meilleures amies d’adolescence. Elle est médecin et elle travaille à deux pas de mon bureau. Marion est rassurante et comparée au jour où elle a demandé à ma mère qui sortait tout juste de l’hôpital psychiatrique d’y amener la sienne, rien de ce qui arrivera aujourd’hui ne sera vraiment dramatique. J’essaie de l’appeler.

« Je ne peux pas répondre, qu’est-ce qu’il y a ? »
« Le test est positif »
« Merde »
« Le test peut se tromper ? »
« Non ».

Elle me donne rendez-vous à 13h. Lorsqu’elle arrive, je lui prends sa main et la pose sur mon ventre.
- Touche, on le sent déjà.
- Tu vas le garder ?
- Mais enfin Marion, c’est une blague ?
- Est-ce que tu veux le garder ?
- T’es sérieuse ?
- Si c’est moi qui m’occupe de ton IVG, je suis obligée de te demander ça.
- Non, je ne peux pas. J’ai 26 ans, je suis en stage. Je ne sais pas ce que je vais faire de ma vie. Marion, je ne sais même pas de qui il est.
- Est-ce que tu as envie de le garder ?
- Non.

Sur le moment, j’ai pensé que c’était une manie de médecin, une clause dans le serment d’Hippocrate : répéter chaque question trois fois




8. Depuis quelques semaines, je « vois » Hugues. Utiliser l’expression « voir quelqu’un » pour une personne comme moi, qui, lors des rares moments où elle prend conscience de ce qu’elle veut, se trouve dans l’incapacité complète de l’exprimer, c’est une manière comme une autre de « rester cool » quand dans les faits, je suis tombée amoureuse de lui la première fois qu’il a essayé de me faire du café.

Problème : j’ai fait une soirée risotto & mojito chez moi il y a peu. J’y ai convié Adrien, un ami de qui j’ai pensé être très amoureuse les mois auparavant. Quelque part entre le risotto et le mojito, il me confie que lui aussi a déjà été amoureux de moi. Le rhum faisant ressortir mes « dady issues », est advenu ce qui pouvait. Je ne sais pas avec certitude de qui il était.

Sur le moment, je préfère penser qu’il n’est pas de Hugues. Ça me permet de ne pas me sentir obligée de lui en parler. Quant à avoir envie de lui en parler, n’en parlons pas justement.




9. On s’assoit sur un banc avec Marion. Elle rédige l’ordonnance sur ses genoux. Echographie, prise de sang. Elle m’explique la procédure, parle vite. Elle s’occupe de trois IVG par semaine, elle me sourit, tente de me rassurer :
- Tu sais, vraiment ça va peut-être te choquer, mais pour moi c’est la routine.
Je hausse les épaules. Le côté routinier de son travail de praticien ne provoque pas de choc chez moi. Je suis davantage contrariée par le fait de ne pas tout comprendre. Je saisis néanmoins que l’idéal, selon Marion, serait que je sois enceinte de moins de cinq semaines. Elle me prescrirait alors une IVG médicamenteuse. Connue sous le nom de RU486, l’IVG médicamenteuse se déroule en deux étapes. Une première pilule abortive, la mifépristone, interrompt chimiquement la grossesse. La deuxième, le misoprostol, se prend deux jours plus tard et provoque des contractions et l’expulsion de l’œuf. Moins de risques d’infection gynécologique, moins de séquelles psychologiques. Win, win.

Hugues m’a envoyé un message, il me demande si mon absence de réponse signifie que mes plans du week-end ont changé, si l’on se voit toujours. Je réponds : « Oui, bien sûr, je déjeunais simplement avec une amie ». Je donne à ce que je lui dis plus de réalité qu’à ce qu’il se passe.




10. La salle d’attente est bondée. À l’accueil, j’explique que je viens pour une échographie. La réceptionniste hausse les sourcils.
- Une échographie de quoi ?
- Je suis enceinte.
En prononçant cette phrase, je pose ma main sur mon ventre. Elle m’explique qu’il faut prendre rendez-vous. Avant que je ne tente de lui expliquer que j’ignorais totalement que je serais enceinte aujourd’hui, elle me demande de patienter deux minutes.
- Vous avez de la chance, on peut vous prendre tout de suite.

Le médecin est enjouée. Elle a l’air hyper emballé à l’idée que je sois si fertile.
- Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez, il y en a qui essaient des années et vous, vous savez que BIM.
Oui, c’est vrai, moi je sais que BIM.
Elle fait une blague sur les manifestations contre la loi travail du type « Les français, tous des branleurs qui passent plus de temps à trouver des motifs pour manifester qu’à travailler ». Je ne sais pas si c’est la sonde recouverte d’un préservatif qu’elle est en train de rentrer à l’intérieur de mon vagin mais ça me crispe.
- Non mais c’est bien, ça veut dire que tout fonctionne parfaitement et que la fois où vous le voudrez vraiment, ça ira tout seul.

Je trouve ça marrant qu’elle suppose qu’il y aura une fois où je le voudrais vraiment.




11. Au laboratoire d’analyse, la femme à la réception m’explique que j’ai fait ça dans le désordre, qu’il faut d’abord faire la prise de sang puis l’échographie. Cette situation a l’air de la déboussoler plus que moi. Dans la salle d’attente, j’envoie un message à Maxim :
« C’est juste un petit pois qui prouve que je suis fertile ».

Après la prise de sang, un autre médecin m’emmène dans une pièce pour un frottis. Elle attend que j’ai les jambes écartées pour me dire :
- Félicitations.
Dans ses mains, elle tient l’ordonnance que m’a donnée Marion et sur laquelle est notée ‘Bilan pré-IVG’.




12. J’explique à Maxim qu’on ne peut pas garder ce bébé ensemble, qu’il a un père, même si je ne sais pas qui c’est. Je lui dis que j’ai choisi de n’en parler à aucun des deux pères potentiels.
- Tu as raison, ça ne sert à rien de traumatiser une autre personne.
Il est parfois maladroit, mais il est là.

L’avortement est prévu le lundi et jusque là, on fait la chose qu’on fait le mieux dans ces cas là : des blagues.
« Tu peux demander de t’asseoir dans le bus et passer devant tout le monde à la caisse. »
« Je suis à l’apéro, je picole trop, je pose un congé mat’ demain. »
« Tu crois que je me fais faire un t-shirt « I just had an abortion » ? »

Je reçois l’édition de Ouest-France dans ma boîte mail. Sujet du jour : « Faut-il laisser les bébés pleurer ? ». Je transfère à Maxim.
Réponse : « Toi au moins, tu ne le laisseras pas pleurer ».

Je veux qu’on en parle beaucoup et je veux qu’on en rigole. J’ai peur de ne pas réaliser.




13. Je passe le week-end avec Hugues. Le dimanche après-midi, nous marchons vers le parc de la Villette et tout à coup, la nausée. Pas celle de Sartre.
- Ca va ? On s’arrête un moment si tu veux, viens, assieds toi.
Je me sens mal, je vais vomir. J’ai envie de me sentir mieux et vite. À ce moment là, je n’ai peur que d’une chose : que cette grossesse involontaire m’empêche de profiter de lui, de ça.

Une partie de moi ne veut pas qu’il sache, une partie de moi aimerait qu’il devine, une autre le méprise de ne pas s’en douter. Ce matin :
- Ne me touche pas les seins, ils me font mal… Ils sont énormes.
Et cet après-midi, cette nausée.
Aucune partie de moi ne peut lui dire.

Le soir à la gare du Nord, je m’accroche à son cou. Je m’accroche à lui. En rentrant, je pleure pour la première fois.




14. Dans sept jours, je pars à Londres un mois pour le travail. Je dois quitter la chambre que je sous-loue à Paris depuis 4 mois. L’ordre du jour : déménagement le matin, avortement l’après-midi.

Marion me reçoit dans son cabinet. Nous parlons de la fête à laquelle nous avons été le vendredi, du reste de son week-end. Puis, nous rentrons dans le vif du sujet.
- La première pilule que tu vas prendre aujourd’hui, c’est elle qui va tuer le bébé.
Je me mets à rire.
- Mais enfin Marion, ‘tuer le bébé’… Tu ne dis pas ça à tes patientes quand même ?
Elle rougit. Non, bien sûr, c’est parce que c’est moi, elle ne fait pas attention à ce qu’elle dit. À la pharmacie, ils me donnent le misoprostol au lieu de la mifépristone, le deuxième médicament au lieu du premier. Sur la route du retour, Marion m’appelle pour me prévenir : il faut que je retourne au cabinet.

Le soir, je vais chez ma sœur. Je veux lui montrer l’échographie mais elle refuse. J’avale le comprimé. On regarde Gilmore Girls en mangeant chinois. Ma sœur est une éponge. Et une éponge qui m’aime. Ce qui m’arrive l’affecte. On n’en parle pas beaucoup.




15. Je vais manger chez ma tante. Depuis que je suis enceinte, je n’ai rien changé à mes plans. The show must go on, la vie continue, blablabla. À un moment donné, j’ai mal au ventre, je vais aux toilettes et j’y perds une petite boule de sang. Sans réfléchir, je prends la cuvette en photo avant de tirer la chasse et je retourne m’asseoir à table.




16. Je me rends au cabinet pour prendre devant eux le misoprostol. Sur internet, j’avais lu qu’on était ensuite censées rester en observation quelques heures mais l’interne me dit que je peux rentrer. Il faut que je sois accompagnée, en cas d’hémorragie. Je pense que le médicament va mettre un moment à agir et je décide de prendre le métro pour aller chez Iris.

Au moment de monter dedans, j’ai ma première contraction. 12 arrêts. Je suis affaissée sur un siège, j’ai des bouffées de chaleur, je vais vomir. Je retire mon pull et déboutonne mon pantalon. Je suis semi-consciente. Les gens autour de moi m’observent l’air interdit. Je dois avoir l’air d’une fumeuse de crack. Personne ne me demande si ça va. À chaque arrêt, je me retiens de sortir pour aller vomir sur le quai. Je sais que si je m’arrête maintenant, il me faudra un long moment avant de pouvoir repartir. Je me dis que je vis les vingt minutes les plus longues de ma vie. Je sors à Pigalle. Pliée en deux, je remonte la rue Houdon. J’ai ma dernière contraction juste avant qu’Iris me rejoigne.

Je passe l’après-midi allongée sur son canapé. Jung, son chien, se met en tête de me remonter le moral en me léchant les pieds. Ce n’est pas moins efficace que les tactiques humaines. Je demande à Iris si elle veut voir l’échographie mais elle préférerait ne pas.




17. Iris fête son anniversaire dans un bar. J’ai mal au ventre, je perds beaucoup de sang, fais sans cesse des aller-retour aux toilettes. Le reste du temps, je suis pliée en deux sur ma chaise. Je suis épuisée. Je me dis que c’est important pour Iris. En réalité, je n’ai pas passé une soirée seule depuis que j’ai appris que j’étais enceinte. Et je n’en vois pas la fin. Je reste jusque minuit. Je me confie à une de ses amies qui s’est faite avorter plus jeune. Elle me parle de culpabilité. Et de quelque chose qu’on doit maintenant aux femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants.

Je rentre jusque chez ma sœur à pied. Je passe devant un bar, deux mecs m’accostent gentiment, je leur demande agressivement de me laisser tranquille. Ma sœur n’est pas là, je perds beaucoup de sang toute la nuit. J’ai mal au cœur, j’ai envie de vomir, je suis en colère




18. Je suis censée rentrer à Bruxelles. Officiellement, pour ramener des affaires chez moi avant de partir à Londres. Officieusement, juste pour voir Hugues. En me levant, je perds encore beaucoup de sang, je tiens à peine debout, je suis livide. Je lui envoie un message pour lui dire que je ne pense pas pouvoir venir. Il paraît déçu, me répond froidement. Je me décide à la dernière minute, monte dans un taxi qui reste coincé à Barbès. Je cours jusque la gare du Nord, j’ai oublié toutes mes affaires. Je suis en colère contre moi, de m’être si peu ménagée toute la semaine. Ce n’est pas mon état physique qui m’inquiète, j’ai peur de ne pas être capable de profiter pleinement de lui. Je ne rappelle pas m’être déjà sentie aussi seule. Dans le train, quelque part à la moitié du chemin, j’arrête de perdre du sang.

Je passe la soirée avec des amis. Hugues me rejoint vers 1h devant chez lui pour me donner les clefs et repart à une soirée. Je me retrouve seule dans sa chambre. Je m’y sens bien : je trouve ça plus intime d’y être seule qu’avec lui. Je m’habitue à son espace. Il se glisse dans le lit deux heures plus tard. Il n’a pas tardé, il n’est pas saoul. Je me dis qu’il avait hâte de me rejoindre. Je passe le reste du week-end avec lui. Quand je pars, le lundi matin, je ne le sais pas mais notre histoire est finie. Je repasse chez moi, je fume une clope avec Maxim sur le balcon avant de partir prendre mon train. Je lui demande s’il veut voir l’échographie. Il me répond qu’il préférerait ne pas.




19. Je dîne avec les gens qui m’hébergent à Londres. Je bois quelques verres de vin. Je me sens légèrement ivre et enfin un peu plus légère. Tout est fini. Je n’ai plus à être malheureuse. La fatigue de l’avortement est passée. Je vais le lendemain à un festival avec des amis. Et puis surtout dans deux semaines, je rentre à Bruxelles et je passe l’été avec Hugues. Je peux entièrement me consacrer à la légèreté des débuts.

Dès que le repas est fini, je me lève de table pour aller voir s’il a répondu au message que je lui ai envoyé dans l’après-midi. Impatiente, je ne fais pas attention à la tasse de thé bouillante posée sur la rambarde des escaliers. Je me la renverse sur la poitrine, l’épaule et le bras. Ma peau part tout de suite, il faut aller à l’hôpital.

Sur place, tout le personnel fait très attention à ce qu’aucun homme n’aperçoive ma poitrine en feu, que je cache tant bien que mal en attendant que l’on s’occupe de moi. Je reste absente et calme le temps du choc. Une fois de retour, j’entame une crise de larmes. La tête sur les genoux de mon hôte, je lui parle dans un état second de ma sœur, de ma mère. Je me déverse. Je me rappelle m’être sentie bourrée dans le sens littéral du mot : je n’avais plus de place. Un médecin arrive, m’examine et me pose un bandage. Je suis brulée au second degré. J’ai rendez-vous à la clinique des brûlés lundi matin.

Il n’avait pas répondu.




20. La femme qui m’héberge est sur FaceTime avec sa fille. Cette dernière me confie qu’elle aussi s’est brûlée au deuxième degré pendant un voyage. Enceinte depuis peu à l’époque, elle est restée quelques jours en observation à l’hôpital. Les médecins redoutaient que la brûlure provoque une fausse couche. J’écoute son histoire en silence en me disant que la vie est une putain de blague. Grâce à l’incantation d’un chaman, elle n’a pas gardé de cicatrices. Elle propose de le contacter pour moi. Je vais au festival avec mon bandage, je n’ai pas envie de laisser cet accident me gâcher la journée. De toute façon, il y a quelque part dans le monde un chaman qui prie pour moi.

Devant le concert de Four Tet, un ami d’ami, qui me plaisait quelques mois auparavant, m’embrasse. Je me laisse faire puis le sème rapidement. Il n’y a que Hugues que j’ai envie d’embrasser. J’ai appris bien plus tard qu’au même moment à Bruxelles, il passe la soirée avec une autre fille. C’est avec elle qu’il va passer l’été.




21. Je retourne à l’hôpital pour qu’on me retire la peau brûlée. J’ai oublié de prendre des antidouleurs. On me tient de force. Je crie.

Il a cessé de répondre à mes messages.




22. Les semaines qui suivent sont compliquées. J’écris beaucoup à propos de ce que je ressens. En me relisant, j’arrive à distinguer les moments où je sors brièvement la tête de l’eau. Ça se ressent à ma grammaire et à ma calligraphie. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je deviens complètement obsessionnelle. Administratrice en chef de zinzin.com. Je suis totalement coupée de mes émotions. Je pense qu’elles me sont données à comprendre et non à ressentir.

Plus tard, je comprends que j’ai lié l’avortement à Hugues. Si je réussissais à ne pas laisser cet événement alourdir notre début d’histoire, celle-ci marcherait. Et en me répétant ça, j’ai placé dans ce que je ressentais pour lui la justification de mon malheur. Son silence me le rendait décuplé. Arrêter de croire en notre histoire, c’était, selon mon raisonnement malade, admettre que rien de tout ça n’avait valu le coup. J’étais réellement convaincue qu’une personne pouvait valoir toute cette peine, et au-delà, la justifier.




23. Je suis à Paris pour l’échographie de contrôle obligatoire après une IVG. Le médecin m’explique aussitôt que j’ai fait ça dans le désordre, qu’il faut d’abord faire la prise de sang puis l’échographie. Je devrais lui présenter la fille du laboratoire. Je ne sais pas ce qui m’amuse le plus, ma prédilection inconsciente à ne jamais faire les examens dans l’ordre ou leur rigidité absurde envers le protocole de l’interruption volontaire de grossesse.

Il me fait monter sur la table d’examen.
- J’imagine que si vous êtes là c’est que tout s’est passé comme prévu.
Comme prévu ? Je ne réponds rien.
Il me met de la crème visqueuse sur le ventre et commence à observer l’intérieur de mon utérus.
- Et bien c’est parfait, votre utérus est vide.
En tout cas, aucun protocole sémantique à respecter.

Je passe à la pharmacie. Je ne sais plus exactement pourquoi. La pharmacienne m’observe et me sourit :
- Alors, le résultat du test était tel que vous l’attendiez ?
- Oui, oui, je ne suis pas enceinte.

J’envoie un message à Maxim : « Je me sens aussi vide que mon utérus. »




24. On vide la maison de mon grand-père. C’est la première fois que j’y retourne depuis sa crémation il y a quelques mois. Sa canne est à côté de la porte des toilettes, son pyjama est sur le banc en face de sa chambre, la salle de bain sent son parfum. À l’enterrement de ma grand-mère douze ans plus tôt, j’ai prononcé un discours selon lequel à l’instant où elle était morte, un bébé était venu au monde et portait son prénom. J’avais 14 ans et je ne sais pas pourquoi, ça me faisait du bien de penser ça. 

En plein tri des nombreuses bibliothèques, mon oncle me tend un livre. « L’avortement, 20 ans après » de Lorette Thibout.
- Garde le, ta grand-mère est dedans.

P.81, marque-page, le témoignage de Jeanne, ma grand-mère. Ma grand-mère ne s’appelait pas Jeanne mais dans ce livre elle est Jeanne, anonyme, comme les autres.

Dans une enveloppe, un résultat de test de grossesse daté du 19 janvier 1978. Positif. Et la facture de l’IVG, 730 francs, le 23 janvier 1978. Je regarde dans un calendrier, le 19 janvier 1978 était un jeudi. Comme moi, ma grand-mère a appris qu’elle était enceinte un jeudi et s’est fait avorter quatre jours plus tard, un lundi.




25. Je lis son histoire en ayant l’impression de l’entendre. Elle est drôle et pleine d’aplomb. C’est exactement comme ça que je me souviens d’elle.

« Quand les jumeaux sont nés, le curé était contre la pilule. On n’avait pas le droit à la contraception. J’avais une femme de ménage qui travaillait chez les curés, alors j’en entendais toute la journée. Je lui disais : ‘C’est bien gentil, mais le pape il n’élève pas des gosses, ce n’est pas lui qui est toute la journée à les torcher’ ».

« J’ai eu une fausse couche quand mon deuxième avait 4 ans. Après, cette fausse couche, j’ai rêvé pendant des mois d’une petite fille. Après l’IVG, je n’ai jamais rêvé de quoi que ce soit. Comme les enfants réussissaient bien à l’école, je disais en rigolant : ‘En tirant la chasse d’eau, j’ai peut-être envoyé un Einstein dans le tout-à-l’égout !’ Mais c’était plutôt une sorte de boutade. Et pourtant, je l’ai quand même pensé en termes d’enfant. »




26. Moi aussi, j’ai pensé en terme d’enfants. Il y avait même un nom. Le fait de tomber enceinte m’a fait me poser réellement la question pour la première fois. Avant je me demandais si je voulais des enfants comme quelqu’un d’autre se serait demandé s’il voulait une maison à la campagne ou un appartement en ville. Le fait d’avoir ou non des enfants était lié au type de vie que je voulais. J’ai 27 ans et je ne sais pas quel type de vie je veux. Eternelle indécise, j’aimerais toutes les essayer avant. Seulement, on ne peut pas se débarrasser de ses enfants comme on enverrait valdinguer sa carrière pourrie à la Commission européenne. Mon père passe son temps à dire que si les gens savaient ce qui les attendait, ils ne feraient pas d’enfants. Je l’écoute en souriant en me répétant intérieurement que c’est sa façon maladroite de nous dire qu’il nous aime. J’ai une amie plus âgée que moi qui a fait le choix de ne pas en faire. Elle a préféré prendre le risque de regretter plus tard de ne pas en avoir eu que le contraire.

À 21 ou 22 ans, j’ai dit à ma mère que je voulais me faire ligaturer les trompes. Elle est allée voir un médecin pour s’assurer que personne n’accepterait de pratiquer cette opération sur une jeune fille. Je n’ai jamais envisagé sérieusement de le faire. Je réfléchissais à l’irrémédiable et au fait d’acter physiquement une décision afin de s’empêcher de changer d’avis par la suite. Je trouvais ça courageux. Je n’ai pas réalisé que je l’avais effrayée. Je pense que je lui en voulais, comme si elle était responsable du malheur que je ressentais à l’époque. Ca continue de m’effrayer, cette certitude que, quoique l’on fasse, on leur refilera toujours nos névroses.

À Yokohama, au Japon, une diseuse de bonne aventure a lu mon avenir dans mes lignes de main. Il y était marqué que j’aurais 3 ou 4 enfants, à chaque fois d’un père différent.



FIN