Littérature & ongles de salope



Un ami vient me voir en soirée. Il est 5h du matin, l’heure à laquelle les neuronnes vrillent et où il est temps de vider son sac. Il me dit :
- Clara, j’comprends pas. J’te trouve intelligente, t’es cultivée, enfin tu lis des livres... Mais pourtant t’as toujours des ongles de salope.


De cette remarque est née Littérature & ongles de salope. Un livre qu’on ne juge pas que sur sa couverture, une manucure assortie à celle-ci et du blabla écrit par moi.


Betty



Betty a dix ans. Sa mère lui peigne les cheveux sur le porche de leur maison. Elle lui raconte qu’il y a quelques années, elle a décidé de partir. A la gare routière, elle a acheté le billet le moins cher qui l’emmènerait le plus loin possible. Une fois installée dans le bus, elle a vu débarquer le père de Betty, vêtu uniquement de son chapeau, de ses sous-vêtements, et transpirant malgré le froid du mois de janvier. Il s’est approché de sa femme et lui a tendu un billet d’un dollar en s’excusant de n’avoir que ça à lui donner. C’était tout ce qu’il avait réussi à récolter en vendant ses habits sur le chemin, depuis qu’il l’avait aperçue partir avec sa valise.

La mère de Betty est descendue du bus. À Betty, qui lui demande ce qui l’a incitée à rester, elle explique s’être rendue compte qu’elle était un vieux drap troué accroché à une corde à linge. Le drap est là contre son gré, maltraité par le temps et usé par les saisons. Les bons jours, le drap rêve de se libérer et d’être emporté par le vent. Mais quand les mauvais jours arrivent, il n’y a que la corde pour le maintenir fermement au-dessus du sol.

Betty est une enfant à qui les adultes parlent. Les histoires qui pèsent trop lourd, elle les écrit et les enterre profondément dans un coin de son jardin qu’ils appellent, avec ses frères et sœurs, le Bout du Monde. Il y a Lint constamment occupé à s’inventer des maladies imaginaires pour oublier les guerres qui font rage dans sa tête, Trustin qui peint si bien les orages qu’on arrive à les sentir, Flossie, fermement décidée à ce que sa vie soit un spectacle, et Fraya, l’ainée qui, grâce ou à cause d’un bout d’écorce d’arbre, sait comment les fantômes sont faits.


Beautiful world,
where are you?


à la DA et derrière l’appareil photo
de cet épisode #2: l’incroyable
Maud Samaha.



© Maud Samaha

Je ne suis pas une fan facile. Ce n’est pas parce que j’aime un·e écrivain·e que je vais acheter son dernier livre. Il y a quelques exceptions. Je précommanderais sans même en connaître le titre un manuscrit non publié de Salinger, un épisode inédit de Don Rosa sur la jeunesse de Picsou et le 8ème tome d'Harry Potter (pitch pour J.K. Rowling : lors d'une soirée, un serveur/mage noir met une potion dans le verre d'Hermione qui la convertit aux forces du mal et la rend anti-moldus; s’ensuit une bataille déchirante contre ses origines).

D’ailleurs, ce n’est pas parce que j’aime un·e écrivain·e que je vais même lire ses livres. Je n’ai lu qu’un Faulkner : “Si je t'oublie Jerusalem”. Comme j’ai eu l'impression affreusement sentimentale de sortir grâce à lui d’un gouffre sans fond, j'ai décidé de me réserver le reste de son œuvre pour d’autres périodes sombres. C'est mon plan également pour les livres de Beauvoir, Vonnegut et Morisson.


© Maud Samaha

Et puis vu que ce texte n’est qu’une digression sans propos précis, je peux aussi vous dire que quand j’ai appris que Jean-François Vilar était mort et enterré depuis longtemps, je me suis arrêtée à la moitié de son dernier livre. Il m'en restera toujours un peu.

En tout cas, il y a quelque chose dans l’écriture de Sally Rooney qui a réussi à faire de moi une fan facile. Je me suis donc rendue à la librairie Waterstones le jour de la sortie de son dernier livre. Et je me suis fait les ongles à partir de la couverture avant même de le lire. Si vous vous posiez la question, j’ai bien l’intention de finir ce texte sans en dire un mot. Ce qui me donne l’envie d’écrire "Comment ne pas parler des livres qu'on a lus ?’'. Ce ne serait pas un mauvais livre de chevet pour certains critiques littéraires. Je l’enverrai sans hésiter aux chroniqueurs du Masque & de la plume de France Inter. Ça leur évitera peut-être de vomir sur d’autres romans comme ils l’ont fait sur celui d‘Adeline Dieudonné. Parce que finalement c’est surtout pour eux que c’est gênant.

© Maud Samaha